30 May 2012

Une page de Céline (D'un château l'autre)

Céline a ramené de son exil au Danemark une femelle berger allemand, Bessy.

Extrait de D'un château l'autre (Editions Gallimard, 1957. Collection Folio no 776, pp. 176-178)


Mort de Bessy

elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin, je vois le tertre... elle a bien souffert pour mourir... je crois, d'un cancer... elle a voulu mourir que là, dehors... je lui tenais la tête... je l'ai embrassée jusqu'au bout... c'était vraiment la bête splendide... une joie de la regarder... une joie à vibrer... comme elle était belle!... pas un défaut... pelage, carrure, aplomb... oh! rien n'approche dans les Concours!...
     C'est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre... d'abord je peux me dégager de rien, ni d'un souvenir, ni d'une personne, à plus forte raison d'une chienne... je suis doué fidèle... fidèle, responsable...  responsable de tout!... une vraie maladie... anti-jean-foutre... le monde vous régale!... les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy... on les abat dans les meutes...
     Je peux dire que je l'ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l'aurais pas donnée pour tout l'or du monde... pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre!... mais bien affectueux, ses moments... et terriblement attaché! j'ai vu à travers l'Allemagne... fidélité de fauve...
    A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark... rien à fuguer à Meudon!... pas une biche!... peut-être un lapin?... peut-être!... je l'ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud... qu'elle poupole un peu... elle a reniflé... zigzagué... elle est revenue presque tout de suite... deux minutes... rien à pister dans le bois de Saint-Cloud!... elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste... c'était la chienne très robuste!... on l'avait eue très malheureuse, là-haut... vraiment la vie très atroce... des froids -25°... et sans niche!... pas pendant des jours... des mois!... des années!... la Baltique prise...
     Tout d'un coup, avec nous, très bien!... on lui passait tout!... elle mangeait comme nous!... elle foutait le camp... elle revenait... jamais un reproche...pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait... plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu'on la gâte... elle a été!... mais elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avais jamais fait peur... je l'ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh! elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l'allonger sur la paille.... juste après l'aube... elle voulait pas comme je l'allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle aux bois où elle fuguait, Korsör, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait!